Mortelle randonnée, 1983
Claude Miller
Juste un truc pour Vincent Cassel : lors de la promotion du douloureux « Doberman », le jeune comédien s’était fait fort de clamer son mépris envers la qualité française, insistant sur l’inanité du cinéma de papa (problème d’Oedipe Vincent ?) dont les films de ses potes (Kounen, mais aussi Kassovitz, Noé ou Audiard fils… Freud décidément) constitueraient la saine antidote. Je ne vois pas ce que je ferai chez Téchiné… dommage, car Cassel a du talent à revendre et je suis sûr que l’auteur des « Roseaux sauvages » saurait lui rendre justice.
10 ans après, ces propos ne sont plus qu’élucubrations ridicules. Les trublions des années 90 ont sombré et/ou tournent des nanars aux USA. Cassel, lui-même, fait le second rôle dans des direct to DVD et investit plus la presse people que la presse cinéma. Seul Jacques Audiard poursuit une oeuvre digne et forte, dans la continuité de ces cinéastes tellement honnis de la qualité française, justement.
A l’époque, ces propos m’avaient pourtant attristé. Outre un manque total d’enthousiasme pour la relève proposée, je sentais bien que la partie serait difficile à défendre. La qualité française, c’est la lie des critiques. Un cinéma formolé par les rediffusions télévisuelles. Le mot même ne renvoi qu’à des mauvais souvenirs, en particuliers, celui des fonctionnaires de la Continentale, chargés par Goebels de distraire la France occupée. Les courants théoriques qui me sont chers lui opposent systématiquement la Nouvelle Vague comme antithèse salvatrice. Comme dans les années 30, comme s’il était impossible de louer le génie incontestable de Renoir et avouer que Duvivier a réalisé des tueries crépusculaires. Pareil débat n’est pas imaginable outre Atlantique où admettre les réussites d’un Robert Wise n’est pas insulter Orson Wells, ni même en Italie où vénérer Fellini n’a jamais empêché d’aimer Sergio Corbucci.
La question de la qualité française, ce cinéma de pro, si lisse selon ses ennemis, se heurte également à la place du cinéma de genre en France. Le cinéma français grand publique de qualité incarne la Culture officielle qui aurait étouffé les tentatives de cinéma moins consensuel. A voir…
Avec un peu de mauvaise foi, je défendrais donc ce cinéma indéfendable. Une mauvaise foi constituée de souvenirs d’enfance et du respect gagné par certains réalisateurs sur le tard (Claude Sautet encensé après sa mort). Surtout, pour clore sur un point qui m’est cher : je regrette profondément que l’expérience d’un Georges Franju reste unique en nos contrées, que nous n’ayons jamais eu une industrie comparable à la voisine Cinecittà mais le cinéma français est un cinéma composé uniquement d’exceptions. Et dans le polar, le seul genre ayant une tradition authentiquement française, la qualité fait justement exception. Ce que j’aurai voulu répliquer à Vincent Cassel, c’est que Bertrand Tavernier a réalisé « Coup de torchon », André Téchiné « Barocco », Claude Berri « Tchao Pantin », Alain Corneau « Série noire », Claude Sautet « L’arme à gauche » et ce sont des bombes !
Tout cela pour en venir à « Mortelle randonnée » de Claude Miller, cinéaste typiquement qualité française et dont la réussite peut s’inscrire haut la main parmi les films cités précédemment.
« Mortelle randonnée » marque l’apogée de son réalisateur, après les excellents « La meilleure façon de marcher » et « Garde à vue ». La mauvaise foi se consommant avec modération, je reconnais que la suite de la carrière du cinéaste s’embourbera dans les méandres de l’académisme, faisant malheureusement oublier ses grandes qualités de directeur d’acteurs et surtout d’actrice (récemment, revoir la géniale Anne Brochet dans « La chambre des magiciennes » et la terrifiante Nicole Garcia dans « Betty Fisher »).
« Mortelle randonnée » tient d’un équilibre subtil entre des forces contradictoires. Dans « La meilleure façon de marcher », la classe glacée de ses images était tempérée par la trivialité des ses personnages et de l’univers dans lequel ils évoluaient. Dans « Garde à vue » l’unité de temps et de lieu, le duel psychologique entre 2 monstres (Ventura versus Serrault) convenaient parfaitement à son style.
Le film qui nous préoccupe est un thriller aux frontières du fantastique, un conte morbide, adapté d’un roman de Marc Behm, auteur porté sur l’onirisme. Le risque était grand de voir la mise en scène se perdre dans un chic anglo-saxon et se laisser aller à sa fascination pour le décorum. Mais « Mortelle randonnée » est un film double. Nous avons le film proie et le film chasseur, le film avec Adjani et le film avec Serrault, le film réalisé par Claude Miller et le film écrit par Michel et Jacques Audiard. Le duel aurait pu tout emporter, il magnifie les atouts de chacun tout en évacuant les défauts.
Miller peut donc se laisser aller à faire des images somptueuses, à placer des airs d’opéra et suivre son héroïne de palace en palace. D’une part, sa caméra se trouve confrontée à plus forte qu’elle : une actrice magnétique pour laquelle, la moindre paresse visuelle serait insulte face à une reine. Isabelle Adjani entraîne ceux qui la filment vers le haut, leur impose de se dépasser. C’est chose faite par un cinéaste qui, après ses très viriles face à faces Dewaere/Bouchitey puis Ventura/Serrault se découvre fin portraitiste de femme.
Par ailleurs, l’aura réfrigérante du film est constamment mise à mal par le très terrien Michel Serrault, enquêteur dépressif qui oppose un constant cynisme au romantisme du désespoir. C’est par lui que s’infiltre la patte Audiard dans une oeuvre apparemment bien éloignée de son univers. La collaboration entre le père et le fils y est, probablement, pour beaucoup.
Cette association entre le glamour et le trivial infiltre le film jusque dans ses seconds rôles avec le très élégant et ténébreux Sami Frey côté Adjani et le duo hillarant Guy Marchand /Stéphane Audran côté Serrault.
« Mortelle randonnée » est une superbe série noire qui a tiré le meilleur de chacun de ses instigateurs, ce qui en fait, aussi, la réussite secrète.
A qui le dis-tu !